La honte de ma mère, Paris, 1976

Mon grand-père maternel passe quelques jours voir mes parents. Je n’arrive pas à imaginer cet homme dans les rues de Paris. Le père de ma mère, je ne peux le projeter qu’au Liban, dans ce pays chaud où il peut ressembler au paysan élégant qu’il était. Même pour travailler la terre, il était tiré à quatre épingles, vêtu de son pantalon à revers, sa flanelle sans manches et par-dessus sa chemise bleue qu’il insérait dans son pantalon. Sur sa tête trônait son chapeau en paille qui ne le quittait jamais. À ses pieds, de belles chaussures. Employé chez le cordonnier Bata, il rentrait souvent de la boutique avec de nouvelles paires pour la famille.

Je n’ai retrouvé qu’une seule photographie du séjour qu’il a effectué à Paris où il posait devant l’Arc de triomphe avec mon père (toujours le doigt d’honneur levé et des journaux à la main) et ses deux cousins venus d’Afrique, de passage aussi en France. Mon grand-père maternel est encore plus élégant qu’à son habitude, son costume était impeccable, parfaitement coupé et repassé mais il a le visage renfrogné des mauvais jours.

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Ma mère aurait préféré qu’il ne vienne pas à Paris mais elle ne pouvait pas le lui dire : « Je n’ai pas voulu lui montrer notre appartement, il était petit et j’en avais honte. Il aurait été dérangé de nous voir vivre dans quelque chose de si étroit. Il ne pouvait pas s’imaginer ça. Je lui ai loué une chambre d’hôtel assez loin de chez nous et je l’emmenais dîner chaque fois dans un restaurant. Je lui faisais traverser tout Paris pour ne pas passer chez moi mais il n’arrêtait pas d’insister, je l’ai donc emmené. Je me souviens qu’il a pleuré après avoir fait le tour de l’appartement, après avoir observé la table à manger sur des tréteaux, les chaises en bois récupérées dans la rue, la penderie. Il a pleuré et il n’a rien dit. À l’époque, nous n’avions pas de machine à laver alors il m’a accompagné à la laverie, il faisait froid. Et il a encore pleuré quand nous nous sommes assis pour attendre que la machine se termine. J’aurais préféré qu’il ne vienne pas. Il ne pouvait pas comprendre, imaginer sa fille vivre ainsi, lui qui avait tant travaillé pour construire sa belle petite maison dans la banlieue beyrouthine avec, sur le toit, un jardin, des orangers, des oliviers, une petite ferme. J’ai vu dans son regard sa tristesse, son désarroi devant son incapacité à m’aider, à faire cesser la guerre au Liban, à me faire revenir dans son pays pour que je redevienne sa petite princesse. »